Comment la géopolitique s’exprime à travers le rugby ?

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Le 8 septembre 2023, la France accueillera la dixième édition de la Coupe du monde de rugby. L’occasion de s’interroger sur le potentiel géopolitique de ce sport.

Empruntant à la symbolique guerrière, le rugby est une analogie de la bataille rangée, puisant son inspiration dans les jeux anciens. Des textes antiques décrivent les jeux de balle et de contact où le joueur « ayant pris la balle, se plaisait à faire la passe à l’un tout en évitant l’autre, la faisant manquer à celui-ci, déséquilibrant celui-là ». Homère évoque également dans l’Odyssée comment le roi Alkinoos fait jouer ses deux fils, lesquelles, prenant « à deux mains un beau ballon brillant », le lançaient « jusqu’aux sombres nuées en se renversant en arrière (…) sautant en l’air, le recevant en souplesse, au vol ». Restait à l’haspartum, jeu de passe et d’évitement pratiqué par les légions romaines, et à la soule, qui voit s’affronter des hordes villageoises munies de crosses au Moyen-Âge, de jeter définitivement les bases de ce jeu, jusqu’à une journée d’automne 1823 où, William Webb Ellis, jeune étudiant de la ville anglaise de Rugby, s’empara d’un ballon en plein vol avant de traverser le terrain, au mépris des règles du football. L’événement, qui tient probablement lieu du mythe, participe à la légende de ce sport.

Depuis deux siècles, le rugby est une forme d’expression de la puissance impériale britannique et le marqueur d’identités sociales ou régionales. Requérant un niveau d’engagement plus exigeant que d’autres disciplines, il reste inégalement pratiqué à travers le globe, mais n’en demeure pas moins un bon instrument de compréhension du monde.

L’héritage de l’impérialisme britannique

Dès sa création, le rugby s’immisce dans les milieux universitaires et privilégiés de Grande-Bretagne, alors que le ballon rond se diffuse dans la société ouvrière. À la fin de leurs études, les anciens étudiants devenus notables favorisent la création de clubs et de fédérations dans tout le Royaume. Si la nouvelle discipline s’implante facilement au Pays de Galles et en Écosse, son arrivée en Irlande se heurte à l’hostilité des insulaires, lui préférant le football gaélique. Le rugby devient l’expression identitaire des loyalistes protestants, par opposition aux nationalistes catholiques.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, marins en escale et soldats de garnison importent la pratique en Australie, avant qu’elle n’atteigne les côtes néo-zélandaises. Au début du siècle, la légende des All Blacks, qui portent ostensiblement le deuil de leurs adversaires, n’est plus à faire. Aussi, les défaites consécutives des Australiens face à leur voisin de l’est, découragent les instances dirigeantes à imposer ce sport. Les règles, trop violentes et peu adaptées au climat sec du continent, sont réformées pour donner naissance au footy, le rugby restant là aussi pratiqué par les classes aisées et protestantes. À l’inverse, le pays du long nuage blanc adopte facilement ce jeu viril et guerrier. Les populations y incorporent leur référentiel maori, comme le rituel des danses cérémoniales, et le système éducatif l’impose rapidement comme vecteur d’unité et d’égalité sociale. Plus largement, les îles du Pacifique Sud, où l’esprit collectif revêt une importance particulière, élèvent le rugby au rang de religion. Cette consécration donne aux îles mélanésiennes et polynésiennes, isolées des intrigues mondiales, un rayonnement sur la scène internationale. Les îliens font ainsi face à une véritable fuite des talents vers d’autres terres. Jonah Lomu, icône néo-zélandaise ayant grandement contribué à la notoriété de ce sport, était d’origine tongienne et wallisienne. La Nouvelle-Calédonie est par ailleurs un important vivier de joueurs pour la Métropole.

En Afrique du Sud, le jeu à quinze est utilisé par les colons britanniques comme moyen de domination culturelle sur les afrikaners, essentiellement d’origine néerlandaise. Au Cap comme à Pretoria, le rugby demeure un sport réservé à l’élite blanche. Après la Guerre des Boers, le sport est l’occasion pour les pionniers bataves de prendre leur revanche sur les impériaux. Avec la tournée dans les îles britanniques de 1906, les afrikaans, qui avaient été submergés par le nombre durant le conflit, virent enfin l’opportunité de jouer « homme à homme ». Selon Mark Andrews, qui porta les couleurs sud-africaines près d’un siècle plus tard, « les camps de concentration de la guerre des Boers sont restés dans la psyché sud-africaine. Quand on affronte les Anglais, il y a dans l’air ce violent désir de venger nos arrière-grands-pères ».

Malgré la présence anglaise dans le sous-continent, le rugby se heurte au système de caste indien, peu compatible avec un sport de contact. On peut ainsi supposer que le cloisonnement social, qui se caractérise par la séparation endogamique, la division du travail, et hiérarchisation des individus, ne soit pas conciliable avec l’esprit de fraternité et d’opposition des corps de cette discipline. Cette culture favorise inversement le football, le cricket, et le polo, sports « d’opposition à la balle », adaptés à la pudeur des pratiquants. Cette réalité se constate également dans l’espace indo-pacifique, où les populations d’origine hindi répugnent à s’emparer du ballon ovale.

La carte du rugby mondial est ainsi calqué, sauf particularités socio-culturelles ou climatiques, sur celle des colonies et comptoirs commerciaux britanniques. Les marchands importent ce jeu dans des pays disposant de liens privilégiés avec le Royaume, comme le Portugal ou l’Argentine. L’indépendance des pays d’Amérique du Nord étant antérieure à l’invention du rugby, les États-Unis et le Canada font la part belle à leurs sports régionaux. Au Japon, le rugby se développe facilement à partir des villes portuaires, grâce au soutien de la famille impériale qui souhaite l’incorporer à son modèle éducatif. Cette initiative s’inscrit parfaitement dans l’atmosphère belliqueuse de l’ère Meiji, préparant les conflits à venir. Après la Seconde Guerre mondiale, le jeu à quinze sera l’occasion pour le pays du soleil levant de se mesurer aux vainqueurs européens, à l’instar du baseball, qui fut un outil de revanche face aux Américains.

La place de choix qu’occupe le rugby en France s’explique par la proximité géographique de cette dernière avec sa voisine septentrionale, et par l’étude approfondie du système éducatif britannique des dirigeants de la Troisième République. Le sport prépare les jeunes écoliers à la concurrence internationale et forge l’esprit de conquête. Cette mentalité correspond à la période de rancœur envers la jeune Allemagne, suite à la défaite de 1870. Selon Pierre de Coubertin, « le jeune homme qui joue au rugby est mieux préparé qu’un autre au match de la vie ». La sacralité du rugby dans le Sud-Ouest tire ses racines de l’ancrage ancien des commerçants britanniques dans les milieux d’affaires bordelais, la présence anglaise en Aquitaine datant du XIIe siècle. Se diffusant à l’ensemble des régions du sud alentour, le sport devient l’occasion pour les provinciaux de défier les clubs parisiens et permet aux villages de s’affronter durant de véritables guerres de clocher.

Le succès du rugby dans les anciens protectorats britanniques s’explique par sa capacité à épouser les différentes cultures locales. Il parvient ainsi à réunir campagnes et villes en un même lieu, et permet la rencontre entre les deux extrémités du globe. Malgré un esprit de camaraderie à même d’en faire un sport à potentiel universel, le ballon ovale a atterri de façon sporadique à travers le monde.

Une mondialisation inachevée

Le rugby demeure un sport élitiste, dont les règles complexes, le ballon rebondissant de façon aléatoire, et les étranges poteaux s’élevant dix mètres au-dessus du sol, découragent les non-initiés. Cette confidentialité apparaît à travers les scores d’audience. La dernière finale de la Coupe du monde de rugby avait ainsi mobilisé 50 millions de téléspectateurs dans le monde, contre en moyenne 80 millions pour un Grand Prix de Formule 1, 150 millions pour la finale du Super Bowl, 400 millions pour la finale de la Ligue des champions, 1,5 milliard pour la finale de la Coupe du monde de football. Outre l’écart flagrant du nombre de spectateurs, la différence s’illustre également à travers le nombre de pratiquants. Avec 3,5 millions de joueurs répartis sur 128 fédérations nationales, le rugby compte dix fois moins de licenciés que le football et ses 211 fédérations, ce qui est plus que l’Organisation des Nations unies. Ce relatif engouement, mêlé à une entrée tardive dans l’ère professionnelle, justifie que le jeu à quinze génère moins d’argent que les autres sports. En 2023, les droits de diffusion audiovisuelle du Top 14 s’élèvent à 113 millions d’euros, contre 687 millions pour la Ligue 1, ou encore 3,5 milliards pour la Premier League anglaise. Ces éléments portent à considérer le rugby comme un sport de niche, dont l’impact culturel, et donc géopolitique, est limité.

À l’inverse du football où l’écart de niveau entre les équipes est moins manifeste, le ballon ovale voit la domination des mêmes pays depuis des décennies. Trois éditions de la Coupe du monde ont été remportées par la Nouvelle-Zélande et l’Afrique du Sud, deux par l’Australie, une par l’Angleterre. La France ferme la marche des nations de premier rang avec trois défaites en finale. Le Pays de Galles, l’Écosse, l’Irlande et l’Argentine sont des équipes souvent brillantes en phases éliminatoires, sans toutefois parvenir à aller au-delà des demi-finales. Les Fidji, les Samoa, les Tonga, le Japon, et l’Italie offrent un jeu décousu et spectaculaire, avec quelques incursions en quart de finale. Enfin, le Canada, les États-Unis, la Roumanie, la Géorgie, et la Namibie sont des terres de rugby dont les chances de sortir des phases de poules sont faibles. Cette hiérarchie figée empêche une diffusion homogène au niveau mondial.
En plein essor depuis une décennie, le rugby à sept fait office de vitrine au jeu quinziste. Malgré une hiérarchie semblable à son ainé, le sevens est plus télégénique, et permet aux pays de constituer facilement des équipes. Le système de tournoi, comparable au circuit mondial de tennis ou de sports de vitesse, permet de créer un engouement échelonné sur l’année, dans les quatre coins du monde. Cette globalisation a permis au rugby à sept de devenir sport olympique depuis 2016. S’inscrivant dans la même démarche que ses voisins du Golfe, les Émirats Arabes Unis misent sur l’organisation annuelle du Tournoi de Dubaï et d’une Coupe du monde de rugby à sept pour briller sportivement. En ce sens, la compagnie Emirates est également devenue un partenaire majeur de cette discipline.

Consciente du potentiel mondial du rugby, la fédération internationale a mis en place un plan d’investissement de cent millions de dollars au bénéfice de la société Alibaba, pour développer le sport en Chine et conquérir des millions de joueurs. Avec 1,4 milliard d’habitants, le pays compte seulement 76 000 licenciés, soit quatre fois moins que la France. Sur le plan politique, le rugby a dû se conformer aux directives du Parti communiste. Après un incident survenu lors du championnat d’Asie, durant lequel le chant révolutionnaire Gloire à Hong Kong a été joué par erreur à la place de l’hymne national, les joueurs hongkongais concourent désormais sous le nom de « Hong Kong China ». L’apport d’actifs financiers, associés à l’implication des impératifs politiques du pouvoir en place, est un bon indicateur de la trajectoire ascendante du « ballon olive » – selon la terminologie chinoise – dans l’empire du milieu.

Une dizaine de sports ont un impact culturel plus significatif que le rugby à l’échelle mondiale. Aussi, la politique du soft power, à laquelle l’organisation d’une compétition internationale ou les performances d’une équipe participent, fait d’avantage de place à d’autres disciplines. Accueillir une coupe du monde reste malgré tout un acte majeur pour le rayonnement culturel d’une nation, et participe également de la vie économique de celle-ci. Les retombées économiques de l’édition japonaise avaient ainsi été évaluées à 2,5 milliards d’euros, soit 0,04 % du produit intérieur brut du pays.
Avec le meilleur championnat du monde, la France dispose du public et des infrastructures à même de garantir le succès de l’événement. Mais alors que ses problématiques sécuritaires ont été mises en lumière aux yeux du monde, le tournoi fera office d’ultime répétition avant les Jeux olympiques de Paris. Une compétition internationale est ainsi le moyen de prendre le pouls de l’atmosphère politique d’un pays.

Le terrain des enjeux politiques

L’exemple de la Coupe du monde de rugby 1995 en Afrique du Sud illustre parfaitement l’implication d’impératifs sociétaux dans le sport. La fin de l’amateurisme, décidée par les instances dirigeantes, fait entrer le rugby dans une nouvelle ère. La compétition n’en est qu’à sa troisième édition mais sa mutation s’observe déjà à travers le physique des joueurs, la taille des stades, l’engouement des supporters, et les enjeux financiers. Nelson Mandela, qui arbore la tunique verte et or, floquée de l’antilope emblématique de la sélection, comprend la puissance politique de cet événement. Portés par les paroles de Shosholoza – chant que Madiba et ses compagnons entonnaient pour supporter les travaux harassants à Robben Island et qui parle d’un train avançant pour la lutte contre l’apartheid – les Springboks remportent la compétition à la surprise générale. L’épopée, immortalisée par Clint Eastwood dans le film Invictus, illustre la réconciliation d’un peuple rongé par des décennies de ségrégation. Le mythe fondateur de la nation arc-en-ciel éclipsera cependant les spectres du dopage et de la corruption qui planeront sur l’événement. Sous une pluie diluvienne, la demi-finale opposant les tricolores au pays hôte, voit une succession d’erreurs arbitrales, aggravées par la remise à l’arbitre d’une montre en or par la délégation sud-africaine après la rencontre. Dans son autobiographie, François Pienaar, capitaine de la sélection, reconnaîtra que « la plupart des joueurs tendaient la main quand le médecin de l’équipe faisait circuler la boîte à pilules avant les matchs ». Vingt-cinq ans après la compétition, quatre Springboks champions du monde sont morts de maladies neurologiques rares avant leurs 50 ans. Le rêve de la nation cimentée autour du sport sera également atteint quand Chester Williams, unique joueur de couleur de l’équipe, racontera son isolement au sein du groupe et les commentaires racistes de certains de ses partenaires. En 2019, Siya Kolisi, premier capitaine noir de l’histoire, soulèvera à nouveau la coupe du monde, offrant au peuple sud-africain un vent de réconciliation, dans une période de reprise des tensions raciales.

Le sport a la capacité de déjouer les logiques géopolitiques. Pour la République d’Irlande et l’Irlande du Nord, le rugby est un véritable liant, ignorant les réalités historiques. Quatre-vingts minutes durant, la nation réunifiée vibre pour une seule équipe. En plus de leur hymne national, les Irlandais entonnent ainsi l’Ireland’s call, chant composé à la demande de la fédération, exhortant l’île d’émeraude à se réunir « épaule contre épaule », les joueurs venant « répondre à l’appel de [leur] pays depuis les quatre fières provinces de l’Irlande ». Le stade de Croke Park de Dublin, qui fut le théâtre du bloody Sunday de 1920, durant lequel des chars britanniques ouvrirent le feu en plein match, faisant quatorze victimes parmi les spectateurs est un haut lieu d’affrontement pacifique entre le XV de la Rose et du Trèfle. D’après Trevor Ringland, qui porta la tunique verte durant les années 1980, sur fond de conflit entre l’Armée Républicaine Irlandaise et le gouvernement Thatcher, « le rugby est un défi direct aux idéologies de la haine ». L’abandon des rancœurs historiques va plus loin quand, à intervalle de quatre années, les meilleurs joueurs irlandais se joignent à l’élite de la couronne britannique au sein de l’équipe des Lions, pour une tournée estivale à travers l’hémisphère sud.

L’Angleterre est l’équipe la plus au cœur des inimitiés. Phil Bennett, légende du XV du poireau, résumait la rivalité anglo-galloise par ces mots : « Nous avons été exploités, violés, contrôlés et punis par les Anglais. Et ce sont eux que nous allons affronter cet après-midi ». Flower of Scotland, entonné avant chaque rencontre par le XV du Chardon, évoque directement la revanche de la nation aux « humbles collines et vallées » se dressant face à Édouard Ier d’Angleterre, dit le « Marteau des Écossais ». Depuis plus d’un siècle, les pelouses de rugby sont des pré carrés où se rejoue la rivalité millénaire entre l’Hexagone et la perfide Albion, Twickenham et Saint-Denis étant les théâtres de batailles aussi illustres qu’Azincourt ou Waterloo.

Le terrain est la scène alternative des rivalités entre patries. Pour la Russie et la Géorgie, le rugby permet d’extérioriser les passions de deux peuples s’étant fait face en Ossétie du Sud durant l’été 2008. Les matchs opposant Ours et Lelos attirent généralement 50 000 spectateurs, soit autant que les meilleures nations. Les deux pays n’ont plus l’occasion de s’affronter depuis l’exclusion de la Russie par les instances internationales, en conséquence de l’invasion de l’Ukraine, comme ce fut le cas pour l’Afrique du Sud durant le régime de l’apartheid, preuve de l’implication des dirigeants de l’ovalie dans les intrigues géopolitiques.

Au soir de la cérémonie d’ouverture, le thème de World in union, hymne de la fédération internationale de rugby, résonne dans le Stade de France. L’instant met en musique les rivalités séculaires entre les pays et la réconciliation des nations brisées, donnant une dimension planétaire à ce sport.

Le caractère géopolitique du rugby réside ainsi moins dans sa capacité d’influence des acteurs internationaux que dans son esprit intrinsèque. Tirant sa force esthétique de la complémentarité athlétique des joueurs, il se caractérise par la violence organisée et, selon une interprétation clausewitzienne, serait la continuation de la politique par d’autres moyens.

Alexis Saunier, rédacteur en géopolitique

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